On pense tous quantiqueEn brefVous croyez être rationnel? Faux. Ou plutôt, c'est vrai, mais quantiquement! Car de récentes expériences le prouvent: lorsque nous pensons, hésitons, raisonnons ou prenons une décision, nous n'obéissons pas aux règles de la logique classique, mais à celles, étranges et biscornues, de la mécanique quantique, où les choses ne sont plus parfaitement définies mais intriquées, ubiques, oscillantes et superposées. Et voilà qui éclaire d'un nouveau jour toute la psychologie humaine: nos états d'esprit sont d'abord des états quantiques. De quoi mieux se comprendre et comprendre les autres...
IntroductionQuel rapport? D'un côté, la pensée: l'ensemble des processus abstraits mis en place par notre cerveau pour percevoir, raisonner, juger... D'un autre, la mécanique quantique: cette théorie inventée au début du XXème pour rendre compte des expériences menées sur des électrons, les noyaux atomiques, les photons de lumière et autres particules... Quel rapport entre le discours intérieur de l'âme et le comportement de la matière dans le monde de l'infiniment petit?
"Ils sont régis par les mêmes lois!", ose une poignée de chercheurs. "Ose", car ils ne sont pour l'instant que quelques dizaines, venus d'horizons divers - physiciens théoriciens, psychologues, économistes, spécialistes des sciences de l'information...-, à défendre cete idée apparemment folle: la moindre de nos pensées, le cheminement intérieur qui nous amène à prendre une décision, les réflexions qui se mettent en branle dans notre for intérieur, les associations d'idées qui nous permettent d'interpréter une image... tout ce qui se passe dans notre tête serait de nature quantique.
Une idée qui change tout. Alors que chacun d'entre nous, même lorsqu'il déraisonne, croit agir, décider et penser selon les règles de la logique classique et de la pensée cartésienne, eux affirment que, si raison il y a, elle n'est pas classique, mais quantique. C'est-à-dire qu'elle suit des règles, certes logiques, mais totalement différentes! Ce qui chamboule complètement l'idée que nous avons de nous-mêmes et jette sur l'esprit humain une lumière aussi vertigineuse qu'inédite. Sans compter que cela révolutionne, au passage toutes les sciences humaines, de la psychologie à l'économie en passant par la sociologie.
Une autre logique, d'autres loisAu premier abord il faut bien le reconnaître: cette association des termes "penseé" et "quantique" semble un peu tirée par les cheveux. Ce ne serait pas en effet la première fois que le caractère mystérieux de la mécanique quantique inspire des analogies plus ou moins fumeuses.
Pour comprendre, rappelons que la mécanique quantique permet décrire le comportement de la matière microscopique avec une précision sidérante... mais avec une logique pour le moins bizarre: ce qui se passe dans le monde de l'infiniment petit n'est pas régi par les mêmes lois que celels prévalant dans le monde ordinaire. Ainsi, une particule peut aussi être une onde, elle peut passer par plusieurs endroits à la fois, elle peut être reliée à une autre par-delà l'espace et le temps... Toutes ces choses inobservables à des échelles macroscopiques (voir les 4 phénomènes ci-dessous).
La mécanique quantique: 4 phénomènes qui font la différenceFormulée durant les années 1920 pour décrire le comportement de la matière microscopique, la théorie quantique exploite un formalisme mathématique sophistiqué. Bien qu'indigeste, ce corpus permet de prédire les résultats obtenus lors des expériences sur les électrons ou les photons avec une précision qui ne s'est jamais démentie. Sauf qu'elle décrit un monde pour le moins étrange, où les règles de la logique classique ne sont plus de mises... Voici quatre exemples de "bizarreries" typiquement quantiques.
La superposition d'étatsTant qu'une particule n'est pas soumise à un acte de mesure, la théorie quantique affirme qu'elle se trouve dans tous ses états possibles à la fois, chacun étant affecté d'une certaine probabilité. Ce n'est que lorsqu'une observation est réalisée que cette superposition se réduit à un seul état quantique et bien déterminé: le résultat de la mesure. Alors qu'en physique classique, observer un phénomène ne le modifie pas.
L'interférenceEnvoyez une particule vers un mur perçé de deux trous. Si vous ne regardez pas par lequel elle passe, la physique quantique énonce qu'elle passe par les deux en même temps - impossible, selon la théorie classique,. Dans cette expérience dite des "fentes de Young", la particule se trouve dans deux états (elle est passée par la gauche et par la droite), qui peuvent interférer et laisser dans les mesures réalisées la trace de ce don d'ubiquité.
L'intricationDeux particules peuvent s'enchevêtrer. Lorsqu'elles sont placées dans un état dit "intriqué", la théorie quantique et l'expérience s'accordent pour dire que l'état de ces deux particules doit être décrit globalement, sans pouvoir séparer l'une de l'autre - bien qu'elles puissent être spatialement séparées. Ce qui est en désaccord avec la physique classique, qui veut qu'un objet ne puisse être influencé que par son environnemment immédiat.
L'oscillationUne particule quantique peut aussi présenter une dynamique originale. Imaginons qu'elle soit envoyée au fond d'une vallée dotée de deux petits trous peu profonds. Au lieu de se retrouvée coincée et immobile au fond d'un de ces deux trous, comme c'est le cas dans la physique quantique, elle va se mettre à osciller entre ces deux états instables. Elle ne va pas rester statique mais adopter un comportement dynamique.
Mais pourquoi cette merveilleuse propension à échapper à la logique classique serait-elle réservée aux particules? Nos neurones, par exemple, ne pourraient-ils par être quantiques? L'idée n'était pas obligatoirement absurde. Elle n'a finalement rien donné de probant, ces approches étant aujourd'hui considérées, au mieux, comme hautement spéculatives, et le plus souvent, comme parfaitement fantaisistes.
Ici, il ne s'agit pas de cela.
"Nous ne clamons pas que le cerveau est un ordinateur quantique!", précise d'entrée de jeu
Jerome Busemeyer, psychologue à l'université de l'
Indiana (États-Unis).
Nous laissons les bases neuronales pour plus tard... Nous utilisons seulement les principes quantiques pour décrire les phénomènes cognitifs." Pour le dire autrement, ce n'est pas le fonctionnement biologique de nos neurones qui sont en jeu, mais la manière dont, ensemble, ils traitent l'information pour former des raisonnements. Ce n'est pas directement notre matière grise qui se met dans des états quantiques, mais son fruit, c'est-à-dire nos pensées intérieures, et la façon dont elles sont représentées et transformées dans notre cortex. Le changement de perspective n'en est pas moins radical. Car au final, les arguments avancés par les adeptes de cette nouvelle "psychologie quantique" élucident de façon enfin satisfaisante ce qui se passe en nous lorsque nous réfléchissons, hésitons, décidons... et même lorsque nous rêvons. Nos états d'esprit, qui semblent si mystérieux et mouvants, s'éclairent soudain si l'on sait que ce sont des états quantiques.
"Le potentiel est énorme", s'enthousiasme
Ariane Lambert-Mogiliansky, spécialiste des effets psychologiques en économieà l'École d'économie de Paris. Cela amène à repenser complètement la manière dont chacun d'entre nous raisonne."
Commençons par un exemple, qui illustre la différence entre une pensée classique et une pensée quantique: vous êtes au restaurant et le serveur vous demande de choir entre le formage et le dessert. Dans le cadre de la psychologie classique, l'état de votre opinion sur la question, qui dépend d'une multitude de paramètres et de calculs, est parfaitement défini à chaque instant (même si vous êtes face à un dilemme, avec une préférence égale pour les deux options, ou légèrement favorable à l'une plutôt qu'à l'autre). Prendre une décision ne revient alors qu'à lire l'état dans lequel votre opinion se trouve ("je vais prendre du guyère", ou "goûtons donc la tarte", ou j'hésite" si votre opinion n'est pas encore suffisamment tranchée).
Des résultats qui défient l'entendementDans le cadre de la psychologie quantique, vous n'avez pas une opinion sur la question... mais toutes à la fois. On dira que vous êtes dans une "superposition d'états" (voir p. 56). En clair, vous êtes à la fois totalement attiré par le fromage, totalement tenté par le dessert, parfaitement hésitant entre les deux, ainsi que tous les autres équilibres possibles. Et c'est sur cet état d'esprit, constitué de la superposition de toutes les opinions possibles, que se portent les rélféxions que vous menez sous la pression polie du serveur - le modèle quantique englobe ainsi le modèle classique, le réduisant au rang de cas particulier.
Bizzare? Les physiciens ont pourtant fini par s'habituer: selon les lois quantiques, une particule peut se trouver dans plusieurs états à la fois (elle peut être ici et là, tourner dans un sens et dans un autre). C'est seulement lorsqu'elle est soumise à une mesure effective que cette superposition d'états se réduit à un seul: le résultat de la mesure.
Idem au restaurant: votre état d'esprit est la superposition de tous les appétits possibles, laquelle se réduit à une seule réponse lorsque vous avez finalement réussi à trancher la question - en quantique, cela s'appelle "réduire son paquet d'ondes".
Bon, mais la question restée posée: comment les scientifiques en sont-ils arrivés là? Pourquoi aller chercher une idée aussi saugrenue? Pourquoi vouloir rprésenter nos idées avec un formalisme aussi tarabiscoté et abscons, issu d'un domaine aussi éloigné?
La réponse donnée par les cogniticiens quantiques est lumineuse: les psychologues, en ce début de XXè siècle, se trouvent exactement dans la même situation que les physiciens au début du siècle précédent. Ils doivent faire face à des résultats qui défient l'entendement. De fait, dans les années
1920, les
Bohr,
Heisenberg et autres
Pauli échafaudèrent la théorie quantique parce qu'ils étaient confrontés à des résultats expérimentaux qui contredisaient les lois de la physique traditionnelle. De la même manière, c'est pour faire face à l'accumulation d'une multitude d'exemples dans lesquels l'esprit humain défie la logique et les lois de la probabilité classiques que ce petit groupe de spécialistes de la cognition s'empare aujourd'hui de ce formalisme.
Dès le début des années
1980, les psychologues israéliens
Amos Tversky et
Daniel Kahneman ont ainsi montré qu'il existe une multitude de cas où, au lieu de calculer les probabilités de manière rationnel pour faire un choix ou émettre un jugement, l'esprit humain viole les lois de la logique.
D'innombrables tests ont démontré depuis que lorsque nous devons parier sur un évènement, nous accordons systématiquement trop d'importance aux faibles probabilités et pas assez aux grandes. Ou que nous jugeons les évènements proches plus désirables ou que les évènements lointains. Ou encore que nous sous-estimons ce que nous ignorons... Autant de traits psychologiques universels qui fonctionnent comme des biais de raisonnement, déviant les trajectoires de nos décisions de la route tracée par la logique probabiliste. Des biais de raisonnements qui seraient en réalité... quantiques!
Car comment justifier ces biais dans le cadre classique: défaillances de la mémoire? Prédominance de l'intuition, et donc des émotions sur le raisonnement?
"À chaque découverte d'un nouveau cas, on invente un nouveau modèle, souligne Ariane Lambert-Mogiliansky
. En réalité, on ne dispose d'acune explication. Ces constatations n'ont aucun fondement théorique solide dans le cadre classique."Et elle n'est pas la seule à en être persuadée: à l'instar des photons et des électrons, nos pensées se superposent, interfèrent, s'intriquent dans notre cerveau laissant in fine, dans les réponses données au cours des tests psychologiques ou lors de nos réflexions quotidiennes, les traces de leur fol état.
Déjà de nombreux enseignementsLe tableau de chasse de ces fameux effets quantiques qui biaisent le raisonnement humain commence à être impressionnant.
Prenez l'impact de la mesure. C'est l'un des effets les plus fondamentaux de la mécanique de l'infiniment petit: observer une particule transforme son état, ou plutôt la réduit à un seul, elle qui était dans tous les états à la fois.
Jerome Busemeyer et des collègues viennent de mettrent en exergue, dans une expérience, cet impact quantique de la prise de décision sur l'état d'esprit: le sparticipants qui ont été amenés à prendre une décision au cours du test avaient, à la fin, moins confiance en leur jugement que ceux auxquels on avait demandé de ne pas encore faire de choix (voir ci-dessous).
Le test des points qui bougent. Il prouve que nos états d'esprit se superposent.L'expérienceConçu par les psychologues Jerome Busemeyer et Peter Kvam, ce test consiste à observer des points sur un écran: tous bougent de façon alétoire, sauf un petit pourcentage (entre 2 et 16%) programmé pour se déplacer d'un même côté. Après une ou deux secondes d'observation, les participants doivent dire si les points de déplaçent plutôt vers la gauche ou vers la droite, et évaluer leur degré de certitude; une fois sur deux, il est demandé de formuler un premier avis au milieu du test. Résultat: sur les 9 volontaires ayant participé à 25 000 essais environ, ceux qui avaient dû prendre une décision intermédiaire avaient moins confiance en leur jugement que les autres.
L'interprétation quantiqueContrairement au schéma de pensée classique, qui suppose que notre opinion est toujours dans un état bien défini et que prendre une décision consiste juste à lire cet état, le modèle quantique suppose que notre opinion est dans un état indéfini, une superposition de plusieurs opinions, qui se réduit à une seule lors du processus de décision ou de jugement. Prendre une décision au millieu du test transforme donc l'état de l'opinion, la réduit, et son état final s'en ressent. Le modèle quantique prévoit en particulier que l'opinion de ceux qui n'ont pas fait de choix intermédiaire, par un effet d'interférence, tend à être plus tranchée.
"Nos résultats sont des arguments empiriques forts en faveur d ela prédiction selon laquelle un choix interfère avec la confiance en un jugment ultérieur", notent les chercheurs.
"C'est parfaitement cohérent avec notre modèle quantique, où les participants sont dans un état de superposition jusqu'à ce qu'ils prennent une décision, et que cet état se réduise", souligne le psychologue.
Premier enseignement de la cognition quantique: la prise de décision n'est pas simplement un enregistrement d'un état préexistant; cela change carrément l'état d'esprit. Les réponses ne préexistent pas aux questions: elles sont construitent par le contexte dans lequel elles sont posées.
"Cet impact de la prise de décision sur l'opinion remet en cause des aspects fondamentaux des théories classiques de l'économie - décisions, prix, négociations, etc. -, qui sont fondées sur l'idée qu'un agent cherche à maximiser son utilité en fonction des informations disponibles et de préférences préexistantes", note Ariane Lambert-Mogiliansky.
Et cela fournit le premier socle à une pratique économico-sociale courante depuis la nuit des temps: l'art de la manipulation.
Jim Sherman, psychologue à l'université de l'
Indiana, a par exemple récemment démontré que le simple fait de demander à quelqu'un s'il pense qu'il pourrait donner son sang augmente la probabilité qu'il le donne effectivement. Quant au serveur, il connait sûrement les moyens d'influencer vos tergiversations quantiques face au gruyère et à la tarte...
"La superposition d'états offre une très bonne représentation du conflit, de l'ambiguïté ou de l'incertitude que nous ressentons lorsque nous doutons", conclut Jerome Busemeyer.
Peter Bruza, spécialiste des sciences de l'information à l'université de technologie du
Queensland, en Australie, étudie ce domaine depuis quinze ans; lui a relié un autre type de biais psychologique bien connu avec un autre type d'effet quantique célèbre: ses tests indiquent que nos réactions illogiques dans une situation où l'on manque d'informations sont dues à un pur effet d'interférence quantique, similaire à la célèbre expérience des fentes d'Young (voir le test du jeu de hasard, ci-dessous).
Le test du jeu de hasard. Il prouve que nos jugements interfèrent.L'expérienceCe test, célèbre, est menée depuis les années 1990: on informe des joueurs, qu'ils ont une chance sur deux de gagner 200 dollars (par exemple avec un jeu de dés), et une sur deux de perdre 100 dollars. On fait une première partie, puis on leur demandent s'ils veulent rejouer, sachant que l'on dit à certains seulement le résultat de leur première partie. Au final, environ 70 % des participants à qui on a dit qu'ils ont gagné la prmeière fois décident de rejouer; 60% des participants à qui on a dit qu'ils ont perdu la première fois décident eux aussi de rejouer... mais seulement 35% de ceux à qui on n'a rien dit.
L'interprétation quantiqueLa logique classique voudrait que le troisième pourcentage soit la moyenne des deux premiers: si on a envie de rejouer quelle que soit l'issue du jeu, on devrait avoir envie de rejouer même sans la connaître. Pour le psychologue Peter Bruza, ce résultat est conforme à la rationnalité quantique. Il y voit même la reproduction de l'expérience des fentes d'Young, où une particule de lumière est capable de passer par deux trous à la fois pour interférer derrière avec elle-même (voir p. 57):
"Le participant qui ne sait pas s'il a gagné se trouve dans un état de superposition de l'état 'j'ai gagné la première fois' et de l'état 'j'ai perdu la première fois'. Un terme d'interférence s'ajoute alors aux probabilités classiques, qui modifie sa décision... et colle parfaitement avec les résultats expérimentaux"Ce n'est pas tout! Car en appliquant la cognition quantique au langage,
Diederik Aerts, physicien à l'université libre de
Bruxelles, l'un des pionniers du domaine, a pour sa part démontré, calculs à l'appui, que notre difficulté à catégoriser les choses ("ceci est un fruit", "ceci est un légume") porte la signature de l'intrication quantique, cette propension que peuvent avoir deux objets à n'en former qu'un seul, quelle que soit la distance qui les sépare (voir le test du champignon ci-dessous).
Le test du champignon. Il prouve que nos pensées peuvent s'intriquer.L'expérienceCe test a été inventé dans les années 1980 par James Hampton. Il consiste en trous questions: par exemple, est-ce le champignon est un fruit? Est-ce un légume? Est-ce un fruit ou un légume? Les résultats indiquent que personne ne considèrent que c'est un fruit, qu'un participant sur deux estime que c'est un légume... mais que 90 % d'entre eux disent qu'il s'agit d'un fruit ou d'un légume". Autrement dit, nombreux sont ceux qui considèrent que ce n'est ni l'un ni l'autre, mais "l'un ou l'autre"! Et le même biais émerge pour catégoriser l'olive, l'ail, le persil ou l'amande...
L'interprétation quantiquePour le physicien Diederik Aerts, ce paradoxe logique trouve sa source dans l'intrication, l'un de sphénomènes quantiques les plus déroutants (voir p.57). Dans le modèle quantique, pour les aliments ambigus, la catégorie "fruit ou légume" ne s réduit pas à la somme de ses deux sous-catégories. Calculs à l'appui, le chercheur a démontré que seul le modèle quantique prévoit cet effet d'indiscernabilité. Il permet ainsi de capturer ainsi l'un des aspects les plus subtils de la psycho-linguitistique: le sens d es mots dépend du contexte dans lequel ils sont utilisés. Le concept "légume" ne renvoie pas au même état selon qu'il est pensé seul ou conjugué.
Une pensée plus performanteAutre succès spectaculaire: notre perception du
cube de Necker, un cube dessiné en perspective qui peut être perçu vu de dessus ou vu du dessous. De nombreuses études psychologiques ont démontré que, face à cette figure ambiguë, notre perception bascule sans cesse entre les deux configurations. Or, en représentant ce basculement comme une oscillation quantique entre deux états instables,
Harald Atmanspacher, de l'université de
Zurich, et un collègue ont réussi à déduire la durée d'oscillation observée expérimentalement (voir le test du cube de Necker ci-dessous).
Le test du cube de Necker. Il prouve que nos perceptions oscillent quantiquement.L'expérienceLe cube de Necker est une illusion d'optique publiée en 1832 par le mathématicien suisse Louis Necker. Avec ses arrêtes dessinés en perspective cavalière (par le tracé de lignes parallèles), c'est un exemple de figure ambiguë qui peut être interprétée par notres perception de différentes manières: comme le dessin ne montre pas quelles lignes passent devant les autres quand elles se croisent,notre interprétation du dessin passant alternativement de l'un à l'autre. Les psychologues ont beaucoup étudié la dynamique de cette 'perception bistable'.
L'interprétation quantiqueHarald Atmanspacher et Thomas Filk ont modélisé cette perception 'bistable' dans le modèle quantique. Ils sont partis d'un système quantique à deux états, chacun correspondant à l'une des deux représentations du cube; le basculement entre les deux perceptions correspond à la transition quantque entre les deux états. Ce système dynamique est bienc onnu des physiciens: il s'agit d'une oscillation quantique entre deux états instables. Ce modèle a permis aux chercheurs de déduire la vitesse à laquelle on perçoit cette figure et la période à laquelle cette perception oscille. Et ils sont retombés sur le smesures observées expérimentalement (trente milli-secondes et trois secondes respectivement).
La liste des expériences qui trahissent le fonctionnement de notre pensée quantique est longue. Perception, langage, mémoire, jugement, apprentissage... aucun domaine de la cognition n'est épargné. Et chacune des bizzareries quantiques semble y trouver sa place.
Reste une question: pourquoi la nature aurait-elle implémenté sous nos crânes une telle mécanique, si complexe et parfois si illogique?
La réponse est toute trouvée: parce que cela rendrait notre pensée plus performante. Elle acquerrait ainsi la puissance de calcul d'un ordinateur quantique, cette machine qui, depuis qu'elle a été imaginée par les physiciens depuis les années 1980, désespère les ingénieurs et fait rêver les informaticiens.
Penser quantique, c'est faire des calculs massivement parallèles, les réflexions opérant sur des représentations mentales constituées d'une superposition d'états. Avec un défaut. Comparées aux réponses d'un cerveau qui tourne selon le modèle classique, non limité en ressources et en temps de calcul, celles de la pensée quantique ne sont, au final, pas toujours optimales. Elles sont imprégnées du contexte dans lequel les questions ont été posées.
Dans certains cas, elles semblent même totalement illogiques: ce sont les fameux biais psychologiques. Sauf qu'en général, elles réussissent à s'approcher très efficacement de la réponse classique.
"En utilisant des ressources cognitives limitées, le formalisme quantique offre aux humains la possibilité de répondre à un nombre illimité de questions... mais avec une ratinnalité limitée", résume Jerome Busemeyer.
Elégante résolution des paradoxes en psychologie, non?
L'idée est en outre renforcée par le vaste mouvement de réinterprétation de la mécanique quantique, où des spécialiste de la physique théorique font en quelque sorte le chemin inverse, "psychologisant" leur propre corpus, en l'interprétant non plus comme la description de l'activité de corpuscules matériels, mais comme un pure théorie de l'information.
Saississant retournement de l'histoire: dans l'entretien qu'il nous a accordé, le philosophe
Michel Bitbol rappelle que Niels Bohr lui-même s'était inspiré des théories psychologiques pour donner naissance à la physique quantique...
Mais il reste du travail avant de convaincre la communauté des psychologues, qui, pour la majorité, ne semblent pas prêts à abandonner les modèles classiques.
"Ma sensation personnelles, et celle des physiciens de mon laboratoire, est que cette approche n'est tout simplement pas adaptée à la réalité macroscopique, juge par exemple
Alexandre Pouget, spécialiste réputé des neurosciences fondamentales.
Ils ont peut-être raison, il est peut-être trop tôt pour se prononcer, mais je ne suis pas optimiste."L'avènement d'un "moi" multiple"La cognition quantique est encore relativement jeune", répond Jerome Busemeyer, auteur, avec Peter Bruza, du premier livre de référence sur le sujet,
Quantum Models of Cognition and Decision, sorti il y a trois ans. Ce dernier est optimiste:
"Nous avons de plus en plus d'audience, nous sommes invités aux conférences importantes... Ce champ de recherche est en train de gagner du crédit. Toutefois, il nous faut être irréprochables. Nous devons encore travailler la robutesse de chacun de nos exemples." L'enjeu est considérable. L'avènement de cette cognition quantique bouleverserait l'idée que nous nous faisons de notre propre identité, notre "moi" devenant le regroupement d'une multiplcité de personnalités avec des désirs différents. Un "moi" multiple, en interdépendance multiple avec l'extérieur, bien éloigne du "moi" classique, parfaitement individualisé, centralisé et déterminé, au coeur de toute la philosophie occidentale (lire encadre p.68).
Ce qui éclairerait d'un nouveau jour nos propres certitudes et incertitudes, notre libre arbitre, notre conscience. Voire nos rêves (lire ci-contre).
Pour Ariane Lambert-Mogiliansky,
"la cognition quantique remet au coeur de la société le sinteractions sociales, et non les individus".
Difficile aujourd'hui de voir jusqu'où l'idée pourrait aller. Comme il était difficile, lors de la découverte de la physique quantique, d'imaginer qu'elle aboutirait, entre autres, à l'invention du laser... À chacun, pour l'instant, de s'approprier tant bien que mal la proposition.
Mais Ariane Lambert-Mogiliansky en est convaincue: l'idée va s'imposer. L'esprit humain vient de livrer l'un de ses secrets les mieux gardés. Sa compréhension a fait un grand pas en avant. Dans son bureau d'économistes sont ainsi posés les deux pesants ouvrages de
Claude Cohen-Tannoudji. La référence en mécanique quantique. Peut-être les étudiants en psychologie vont-ils devoir s'atteler à en décrypter les symboles mathématiques...
"Bah, ils s'y feront!"Si c'est ainsi que nous pensons, il le faudra bien.
Source: Dossier Science & Vie écrit par Mathilde Fontez et Hervé Poirier, n°1177, octobre 2015.
Images: S&V n°1177.